Le marché de l’art traditionnel chinois fascine par son insolent développement. S’agit-il d’une flambée passagère ou d’une tendance appelée à s’inscrire dans la durée ? Les résultats affichés s’expliquent-ils par des considérations économiques, géopolitiques ou artistiques ? Ne faut-il pas craindre la prochaine explosion d’une bulle spéculative ? Réponses avec Pierrick Moritz, amateur d’art traditionnel chinois, et auteur d’un récent ouvrage fort documenté consacré à ces questions.
Vous venez de publier un ouvrage que vous présentez comme « une photographie du marché de l’art traditionnel chinois ». Quels sont les traits qui sautent aux yeux lorsque l’on contemple cette photographie ?
C’est une photographie dans le sens où il s’agit d’une réunion de faits et d’observations économiques et culturelles concrets. Cette forme de traitement est un choix car je suis l’ennemi des graphiques en camembert ou en courbes pour l’étude des phénomènes du marché de l’art. Je trouve que leur aspect définitif restitue très mal les situations d’un secteur économique à part, où chaque catalogue et chaque œuvre sont uniques. À travers des schémas simplistes, on mêle ce qui n’est pas comparable ; une vente à une autre quand les stratégies et les chiffres d’affaires attendus ne sont pas les mêmes, en occultant complètement les facteurs aléatoires mais importants entrant dans la constitution de catalogues et les aspects humains qui jouent dans l’achat. Le trait le plus important qui se dégage de la lecture de ce travail est l’engouement international pour l’art traditionnel chinois pour toutes les époques et au sein de toutes les classes sociales qui ont les moyens d’investir à partir de quelques centaines d’euros, et avec des motivations différentes. Ce qui explique notamment le fait que les objets dont les prix sont acceptables par les classes moyennes supérieures dans les ventes aux enchères sont globalement en forte progression. Les prix pour les objets d’art traditionnel chinois flambent partout ; de Paris à New York en passant par Sydney ou Auckland. Ensuite, les professionnels auront constaté que la montée en puissance des objets Qing du XVIIIe siècle, et notamment les céramiques impériales d’époque Qianlong, ne se dément pas. Une situation qui contraste avec celle rendue par une bonne partie des collectionneurs des générations précédentes pour lesquels le meilleur de l’art traditionnel chinois s’arrêtait avec les Ming, mais avec un intérêt possible pour les céramiques monochromes de l’époque du règne de l’empereur Qing Kangxi. On reprochait une trop grande préciosité à certaines céramiques impériales Qianlong aux émaux de couleurs : trop chargées, avec des surfaces polychromes complètement remplies, trop compliquées, avec une influence occidentale. Aujourd’hui, on se les arrache. Toutefois, on constate que des sommes autour du million de dollars ont été engagées sur des céramiques aux émaux de couleur dans un passé plus lointain, notamment dans les années 1980.
Quels sont selon vous les ressorts du développement extraordinaire qu’a connu ce marché ? On évoque habituellement des facteurs économiques, mais vous insistez aussi sur le rapport spécifique des chinois à leur patrimoine, voire les motivations patriotiques des collectionneurs…
Le moteur actuel de ce développement est l’internationalisation du goût pour l’art chinois, quels que soient les niveaux de revenus des collectionneurs. En France, des amateurs de céramique occidentale sont passés à la céramique chinoise, de la peinture occidentale à la peinture traditionnelle chinoise. Bien sûr, on sait le fort développement de l’économie chinoise, dont les débuts se situent quand même au début des années 1980, et le patriotisme des Chinois pour ramener chez eux certains trésors, notamment ceux issus des pillages. La culture chinoise est attachée à la tradition, au respect des ancêtres et de tout ce qui est ancien ; ce qui explique aussi l’engouement pour le patrimoine. Mais les spécificités culturelles n’expliquent pas tout dans ces prix très élevés. Si l’on prend le cas du jade, le talent du sculpteur, sa réputation, l’importance d’inscriptions éventuelles sont notamment des éléments qui déterminent sa valeur.
Certains observateurs estiment que les prix faramineux atteints par certains objets résultent de la spéculation. Qu’en pensez-vous ?
La flambée des prix de l’art chinois s’inscrit dans un phénomène mondial pour la qualité et la rareté qui touche toutes les spécialités du marché de l’art, avec forcément une part de spéculation sur certains objets, une possible surévaluation que l’on peut aussi interpréter comme le prix à payer pour obtenir un objet qui coûtera encore plus cher dans un an ou deux. Sur l’extrême rareté pour la céramique, il ne faut pas perdre de vue que la spécialité est considérée comme un art majeur en Chine au même titre que la peinture chez les Occidentaux. Donc, une céramique chinoise extraordinaire peut valoir le prix d’une toile d’un maître occidental. À côté de cela, tout ne se vend pas et surtout pas à n’importe quel prix. Un article de mon livre est d’ailleurs consacré aux invendus.
Vous soulignez la « très forte identité » de l’art traditionnel chinois. Par quels traits principaux se caractérise-t-il ?
À un moment, dans mon ouvrage, j’ai employé une formule un peu lyrique, mais très illustrative pour dire, en substance, que c’est un art en perfectionnement continu. Si l’on ne constate pas de rupture radicale comme dans l’histoire de l’art occidental, l’évolution au fil des siècles dans certaines spécialités est spectaculaire, avec beaucoup d’innovations techniques, l’apparition de nouveaux objets, sans rien perdre de l’héritage, de l’identité, de la mémoire, malgré des apports extérieurs. À titre personnel, je vois le même phénomène dans l’art contemporain chinois, trop souvent ramené à la culture dominante, c’est-à-dire américaine. L’humour pince-sans-rire du mouvement cynique réaliste chinois, avec des artistes comme Yue Minjun est quand même très chinois. Certaines œuvres de Wang Guangyi évoquent le principe de reproductibilité utilisé par Warhol, reproductibilité quand même inventée par les Chinois avec la xylographie. Sous un certain aspect, les sculptures d’un artiste contemporain comme Ah Xian illustre très bien cette tradition en perfectionnement continu, à travers des œuvres utilisant certaines techniques artistiques chinoises ancestrales, comme la peinture sur porcelaine ou la sculpture sur laque.
À travers votre étude, est-il possible de distinguer les types d’objets ou d’œuvres les plus prisés ? Observez-vous des tendances émergentes ?
Les arts majeurs, c’est-à-dire la céramique, Les bronzes archaïques et la peinture et la calligraphie se maintiennent à des niveaux extrêmement élevés. Les prix des plus beaux objets en jade sculpté augmentent de manière exponentielle depuis une dizaine d’années. L’engouement se fait de plus en plus vif autour de la marchandise moyen de gamme de bonne qualité, notamment les meubles anciens en bois non précieux. Le phénomène concerne le meilleur des créations chinoises de toutes les époques.
Le marché de l’art traditionnel chinois se distingue aussi par le fait que de nombreuses pièces se trouvent hors de Chine. Comment cela s’explique-t-il ?
L’exportation, bien entendu ; la constitution de grandes collections en Occident vers la fin du XIXe siècle et les premières décennies du XXe. La France est un véritable terrain de chasse aux trésors pour les acheteurs chinois. Après la guerre de l’Opium, au début des années 1860, beaucoup de prises de guerre, originaires du pillage du palais d’été mais aussi de la marchandise d’exportation, ont été ramenées de Chine et dispersées en France. A cette époque, la vente à Drouot de telles pièces ramenées par un militaire gradé a duré quatre jours, tellement elles étaient nombreuses. L’intérêt pour la France des collectionneurs d’art chinois s’explique notamment par ce genre d’histoire, qu’ils connaissent parfois mieux que nous. D’autres aspects concernent les objets ramenés par des « archéologues » et marchands plus ou moins amateurs lors des travaux ferroviaires qui ont mis des sites à jour au début du XXe siècle. Il existe également un marché noir asiatique d’objets d’exportation chinois sortis des épaves, et notamment des céramiques.
Au regard de ces considérations historiques, où se trouvent, selon vous, les principaux gisements d’art traditionnel chinois ? La France est-elle un terrain de recherche et de prospection privilégié ?
La France est très riche en objets d’art traditionnel et d’exportation chinois. Et c’est connu dans le monde entier. Les objets d’art traditionnel chinois sont introuvables en Chine dans les conditions constatées en France, et sont absolument hors de prix. On pense aussi à la Grande-Bretagne ; aux très beaux objets et œuvres d’art chinois situés au Japon. Les Etats-Unis ont été les plus gros importateurs de marchandises chinoises au XIXe siècle. Des photographies de Joseph Byron d’intérieurs new-yorkais autour de la fin du XIXe siècle montrent des salons bourgeois dont certains sont littéralement remplis d’objets et d’œuvres d’art chinois. La collection d’art chinois de l’Asian Art Museum de San Francisco est fabuleuse. L’Australie, où les exportations d’objets chinois de très grande qualité ont été importantes à partir des années 1830, ne doit pas être négligée : la collection d’art chinois de la National Gallery of Victoria à Melbourne est impressionnante et couvre bien toutes les périodes de l’histoire de l’art chinois, depuis le néolithique. De très beaux objets d’art traditionnel chinois apparaissent également dans des ventes aux enchères néo-zélandaises.
Le marché de l’art traditionnel chinois va-t-il de pair avec un déplacement de son centre de gravité ? En d’autres termes, se traduit-il par un essor des ventes sur le territoire chinois ?
Les résultats des principales maisons de ventes chinoises sont en très forte progression, avec des prix spectaculaires pour des objets d’art traditionnel. Cependant, l’impression que l’on peut avoir, c’est que la marchandise est plus rare qu’en Occident, où ces mêmes sociétés en recherchent. Mais ces opérateurs ne vendent pas exclusivement de l’art chinois ; l’année dernière, China Guardian a vendu une lettre autographe de Napoléon Bonaparte pour une petite fortune.
Est-il pertinent pour une société de ventes française de vendre les objets ou œuvres d’art chinois sur place, comme le font déjà certaines grandes maisons internationales ? Ou n’est-ce pas nécessaire, dans la mesure où les grands collectionneurs chinois achètent volontiers à l’étranger ?
Le problème pour vendre en Chine continentale, n’est pas de trouver des partenaires chinois, ce qui est dans la tradition. Il réside plutôt dans les taxes très élevées. Il existe des exemptions et des poches de zones franches, mais sous certaines conditions comme pour l’importation temporaires. Le lieu le plus adapté pour vendre serait Hong Kong, un port franc. Ensuite, quelles sont les réelles motivations des sociétés de vente anglo-saxonnes implantées en Chine continentale ? Pour y vendre quoi ? De la marchandise qui se trouve déjà sur place ? Est-ce une localisation purement stratégique pour des contacts ? Visiblement, malgré des autorisations de ventes en Chine continentale, Sotheby’s et Christie’s poursuivent leurs prestigieuses séries de vente à Hong Kong. Le marché des objets d’art chinois en France est plein d’attraits pour les acheteurs chinois : avec des ventes dont les estimations sont réputées attractives, des ressources importantes, des objets de grande qualité, avec un côté chasse au trésor et aussi la fierté d’être allé chercher la perle rare jusque-là. La diffusion des informations par Internet favorise les échanges, même si les acheteurs de pièces de prix ont besoin que les objets soient vus, par eux-mêmes ou avec la collaboration d’intermédiaires de confiance.
Quelles sont les questions que devraient, selon vous, se poser les maisons de ventes françaises avant d’entreprendre un tel projet ?
Ai-je un partenaire et des appuis chinois ? Je pense que c’est vraiment la question essentielle.
Pour conclure, quelles sont selon vous les perspectives de ce marché, les évolutions qu’il pourrait subir dans les prochaines années ? Notamment, ne pensez-vous pas que l’engouement pour l’art traditionnel chinois peut avoir une influence sur la vente d’objets ou d’œuvres plus contemporains ?
On constate en France et ailleurs que le nombre de ventes aux enchères et de lots d’art traditionnel chinois catalogués sont en forte augmentation chez beaucoup d’opérateurs, avec la dépendance qui va de pair au niveau des chiffres d’affaires. Si la possibilité d’un retournement de situation ne peut pas être complètement exclue, des facteurs comme la progression des prix pour différents niveaux de gamme montrent un marché en profondeur, donc solide. L’internationalisation du goût pour l’art chinois avec les moyens de communication actuels permet aussi d’écarter l’hypothèse d’une chute brutale d’activité dans une région qui viendrait à connaître une situation économique particulièrement difficile, car elle aurait la possibilité de travailler avec l’étranger. Un des autres éléments importants concerne la fin du « cheap China », avec une montée en gamme des productions chinoises dans différents domaines, comme celui du luxe avec notamment l’artisanat d’art. On peut envisager qu’à Paris, Londres ou New York, des ventes de céramique contemporaine et de design chinois seraient très courues.
Propos recueillis
par Christophe Blanc
Pierrick Moritz est journaliste, spécialisé dans les questions culturelles.
Il a été reporter pour l’hebdomadaire d’information culturelle Nantes-Poche
(1987-1990), secrétaire d’édition à la Gazette de l’Hôtel Drouot (1991-1994)
avant de collaborer à l’adaptation française de deux guides touristiques pour
Lonely Planet (1994-1995). De 1996 à 2006, il s’est consacré à la recherche et à la
vente d’antiquités et d’objets de collection avant de créer, en 2007, le blog ArtWithoutskin.
com, principalement consacré à l’actualité du marché de l’art qui compte quelque
1.300 articles à ce jour.En janvier 2014, il a publié deux guides pratiques en version numérique :
« Estimez l’intérêt de vos antiquités, objets de brocante et de collection »
et « Les Valeurs de l’art chinois – Enchères – Culture » disponibles sur www.amazon.fr.