Les tensions qui se sont manifestées à l’occasion de la récente mise aux enchères de masques indiens hopis à Drouot révèlent combien les enjeux géopolitiques et identitaires peuvent investir les salles de ventes. Un récent ouvrage consacré aux liens unissant archéologie et géopolitique révèle les ressorts de ce phénomène en pleine expansion. Voici l’article que la Revue du Symev y avait consacré dans son édition de décembre 2011.
Tous les commissaires-priseurs le savent : les ventes aux enchères sont propices à l’expression de rivalités ombrageuses entre collectionneurs passionnés. Mais, de plus en plus souvent, ces derniers ne sont plus les seuls à s’affronter. Il faut aussi compter avec l’arrivée d’acteurs étatiques dont les motivations sont moins artistiques que géopolitiques.
Achéologie et géopolitique
Pour Jean-Pierre Payot, auteur d’un ouvrage sur le sujet, ce phénomène résulte du lien unissant archéologie et géopolitique.“Alors qu’a priori on les situe généralement aux antipodes l’une de l’autre, ces deux disciplines se sont régulièrement croisées au court de l’histoire.Rois, empereurs, mais aussi chefs d’États modernes, nombreux sont ceux qui ont utilisé la science archéologique, ou plus directement les vestiges qu’elle étudie à des fins géopolitiques”.
Selon ce professeur agrégé d’histoire-géographie, l’instrumentalisation de l’archéologie à des fins politiques et géopolitiques est vieille comme… Babylone ! Il cite ainsi le cas de Nabonide, l’un des successeurs du célèbre Nabuchodonosor, qui, après avoir accédé au trône, prit soin de recenser et reconstruire les anciens édifices religieux de Mésopotamie. Une vaste entreprise archéologique qui ne répondait pas uniquement à des objectifs pieux. “En favorisant la reconstruction de monuments appartenant à un passé prestigieux, Nabonide s’enveloppe d’une aura particulière, tirant indirectement parti du prestige de ces temps anciens. Soucieux d’asseoir sa domination sur le territoire, il est l’un des premiers à utiliser les vestiges archéologiques dans le but de forger l’idée d’un espace de souveraineté validé par l’archéologie.”
Objets de souveraineté
Le lien symbolique existant entre un objet, un territoire, une histoire et un peuple est profondément inscrit au cœur de la psychologie humaine. Il perdure donc encore aujourd’hui et se manifeste notamment par la volonté de nombreux États de récupérer les vestiges archéologiques entrés en possession des musées ou des collectionneurs occidentaux au fil des aléas de l’histoire : guerres, colonisation, etc. “L’enjeu de ces restitutions est éminemment politique : c’est le plus souvent ‘l’honneur national’ qui est en jeu pour les pays demandeurs”, écrit Jean-Pierre Payot.
À rebours d’une posture passéiste, l’objectif poursuivi se décline au présent. “Ces vestiges constituent, pour les États qui les réclament, de véritables éléments susceptibles de faire naître un sentiment d’appartenance au territoire : ce sont des objets de souveraineté. Ils participent d’un ensemble de symboles qui développent l’identité culturelle et la solidarité d’une communauté qui se sent appartenir à un territoire.”
La Chine redécouvre son passé
L’auteur souligne ainsi l’énergie déployée par la Chine pour recouvrer les témoignages achéologiques et artistiques de son passé impérial. “L’intérêt soudain de Pékin pour les vestiges n’est pas dénué d’arrières-pensées”, souligne-t-il. “À l’intérieur du territoire, ils contribuent à l’affermissement du sentiment nationaliste qui reste l’une des assises les plus importantes du pouvoir. À l’extérieur, ils sont un support idéal pour affirmer le ‘grand retour’ de la Chine sur la scène mondiale.”
Autant d’objectifs géopolitiques qui poussent l’Etat chinois à s’intéresser de près aux salles de ventes, soit pour participer aux enchères, soit pour tenter d’en empêcher ou d’en perturber le déroulement comme se fut le cas lors de la vente de la collection privée d’Yves Saint-Laurent, en février 2009.
Deux têtes de bronze provenant du Palais d’été y avaient en effet été adjugées pour un montant de près de 16 millions d’euros à un acheteur par téléphone qui se révéla par la suite être un expert chinois du Fonds des trésors nationaux n’ayant nullement l’intention d’honorer son enchère…
Exacerbation des enjeux identitaires
De telles manœuvres sont-elles appelées à se renouveler ? Jean-Pierre Payot en est persuadé tant les basculements induits par la mondialisation provoquent une exacerbation des enjeux identitaires. Pas de quoi paniquer toutefois… Depuis longtemps, les commissaires-priseurs ont en effet appris à composer avec la passion de leurs clients et les logiques patrimoniales des États : la diplomatie fait déjà un peu partie de leur métier !
Pour aller plus loin :
La Guerre des ruines, par Jean-Pierre Payot, Editions Choiseul, 190 p., 17 €.